6. TRACES DE PAS
Il y avait une grosse marque de pied imprimée sur le sol. Une main s’avança, munie d’une brosse, qui vint gratter la pellicule de poussière. Ainsi on voyait mieux l’empreinte. En caressant la surface de la terre, elle révélait ses secrets. Il gratta encore et la forme fut plus nette.
Tous l’observaient avec recueillement.
— Il s’agit d’une empreinte fossilisée datée de 3 millions d’années, annonça une voix sûre. Elle se caractérise par un gros orteil différencié des autres doigts et une double courbure de la voûte plantaire. Vous avez déjà là des caractéristiques humaines. C’est pour cette raison qu’on a commencé à parler à son sujet de premières traces de pied du chaînon manquant.
Il gratta encore quelques grains de terre.
Isidore Katzenberg et Lucrèce Nemrod avaient cahoté plusieurs heures dans un taxi de brousse, surchauffé et bondé de touristes, qui avait roulé poussivement tout au long des routes poussiéreuses du parc de Ngorongoro. Ils étaient parvenus dans l’après-midi sur le chantier de fouilles de Laetoli. Il était fermé au public mais James Mac Fiddle, le directeur des recherches, avait autorisé les deux journalistes français à visiter la zone dite « des marques ».
James Mac Fiddle était un géant blond écossais à la voix profonde. Une longue barbe claire recouvrait son cou. C’était visiblement un homme de terrain car de la terre et de la poussière étaient éparpillées sur tous ses vêtements d’une couleur indéfinissable et marquaient aussi tout ce qui en dépassait, avant-bras, mains et visage. Une dizaine de brosses étaient accrochées à sa veste et plusieurs grattoirs métalliques ébréchés pendaient à son ceinturon de cuir.
— Jolis pieds, n’est-ce pas ?
Les deux reporters se penchèrent sur les empreintes. Lucrèce Nemrod en reproduisit le dessin sur son calepin tandis qu’Isidore Katzenberg, accroupi sur ses énormes cuisses, en examinait minutieusement avec une loupe les moindres détails.
— A vous voir, on vous croirait sur les traces d’un assassin, plaisanta James Mac Fiddle.
— Il y a un peu de ça, approuva Lucrèce Nemrod. Nous sommes à la recherche du meurtrier du Pr Adjemian.
Le chef de chantier marqua son intérêt en se grattant la barbe.
— J’ai bien connu le Pr Adjemian, dit-il. C’est ici qu’il a entamé ses fouilles et c’est lui qui a découvert le second site de Laetoli.
Il les guida vers un autre enclos où œuvraient de jeunes étudiants, penchés sur le sol et maniant des grattoirs et des pinceaux pour ôter soigneusement les couches de terre.
Le paléontologue expliqua que la recherche de fossiles était un travail ardu. Il était très difficile d’en retrouver car la plupart des animaux, lorsqu’ils meurent, sont systématiquement détruits par leurs dégradateurs naturels : prédateurs, charognards, puis mouches, vers, insectes de plus en plus minuscules et, enfin, bactéries qui ne laissent plus derrière elles que des poussières. C’était généralement un accident qui était à l’origine de la découverte d’un squelette ou d’un corps miraculeusement intact. Il pouvait s’agir d’une mort due à une chute dans des sables mouvants qui avaient protégé le corps dans leur gangue de glaise, à une chute dans des rivières gelées qui l’avaient conservé dans de la glace ou, pour les animaux les plus petits, dans de l’ambre liquide.
— Dans ce coin, longtemps, les chercheurs n’ont disposé que des traces de pas que je vous ai montrées tout à l’heure. Et puis le Pr Adjemian est arrivé, il les a examinées et il a déclaré : « Ceux qui les ont laissées ont dû courir dans telle direction. » Il a suivi la piste et, quelques années plus tard, il découvrait ça.
L’Ecossais indiqua un endroit où l’on apercevait distinctement un crâne et des os.
— De quels animaux proviennent-ils ?
— Un primate et deux hyènes.
Lucrèce Nemrod et Isidore Katzenberg considérèrent les formes inscrites dans la terre. D’après le paléontologue, le primate avait selon toute vraisemblance été poursuivi par les deux hyènes. Les trois animaux s’étaient débattus longtemps dans une mélasse de boue avant qu’elle ne les submerge tous.
— Les mouvements de terrain et les taupes ont un peu mêlé l’ensemble mais le crâne est assez complet de même qu’un des fémurs.
Le chercheur redessina les os dans le sol dur.
— Ici, l’arcade sourcilière du primate. Là, une vertèbre. Cet os appartient à l’une des hyènes qui en était sans doute très proche. Peut-être même l’a-t-elle mordu avant d’être noyée par la boue.
Il y avait là comme une photographie de deux hyènes poursuivant un primate, prise par hasard il y avait 3 millions d’années, et qui se réimprimait sous leurs yeux.
Le Pr Mac Fiddle invita ses hôtes à le suivre dans sa maison. Il vivait dans une grande hutte en bois posée sur pilotis afin d’éviter que scorpions et serpents ne pénètrent trop facilement dans les pièces. Sur les murs étaient disposées des photos en noir et blanc du chantier dont le sol de chaux était encoché des marques des règles qui l’avaient découpé en petits carrés numérotés et datés.
Le savant leur expliqua que, par chance, ils étaient ici tout près de jeunes volcans. Pour dater les os, les chercheurs se servaient des cendres volcaniques contenues dans certaines couches du sol. Celles-ci recelaient des cristaux de potassium dont la moitié mettait 1,3 milliard d’années pour se transformer en argon. Il suffisait donc d’analyser la terre avoisinant les os pour connaître l’âge des fossiles. Evidemment, plus les reliques étaient anciennes, plus la marge d’erreur était grande. En l’occurrence cependant, les os du primate et des deux hyènes étaient évalués à 3,7 millions d’années.
Tout en sirotant le thé glacé que leur avait servi l’Ecossais dans de grands verres, les représentants du Guetteur moderne l’écoutèrent évoquer l’histoire du chaînon manquant.
Le problème pour lui, c’était que l’être humain n’a pas encore été officiellement défini. A partir de quel moment un os peut-il être qualifié d’humain ? Il n’existe pas de repères absolus. Cette définition de l’être humain, Mac Fiddle la considérait comme le grand défi scientifique du millénaire. Les questions étaient multiples et souvent très controversées au niveau de l’éthique. L’Ecossais n’hésitait d’ailleurs pas à étendre le problème de la définition de l’être humain en dehors de son domaine.
Un fœtus est-il un être humain ? Si oui, à partir de quel âge ? Un œuf fécondé est-il un être humain ? Si oui, quel statut pour les œufs surnuméraires ? Un homme plongé dans le coma depuis plusieurs années et qui n’est jamais revenu à la conscience est-il encore un être humain ? Un ordinateur capable de réfléchir et de penser comme un être humain peut-il être considéré comme tel ? Un clone humain est-il encore un humain ?
— Tenez, je vais vous narrer une anecdote. Le mot Adam. En hébreu cela s’écrit ADM et ces trois lettres correspondent au chiffre 45. Or 45 correspond aux lettres M et H. Et « Mah » en hébreu cela veut dire « quoi ? ». Les Hébreux avaient donc posé dans le mot Adam le questionnement moderne : « Quoi est l’homme ? » « Est-il possible de définir l’homme ? » Ils avaient déjà compris dans l’Antiquité que la définition de l’homme serait le grand enjeu du futur.
Lucrèce Nemrod recentra le questionnaire.
— Estimez-vous possible que le Pr Adjemian ait réellement découvert quelque chose de nouveau sur les origines de l’humanité ?
Mac Fiddle jugeait la chose fort probable en effet, compte tenu de l’étonnante fébrilité manifestée par le Pr Adjemian vers la fin de sa vie. Certes, le paléontologue avait émis alors nombre de théories saugrenues que le directeur de recherches avouait ne pas toutes connaître, mais lui-même, somme toute, militait aussi en faveur d’hypothèses que certains spécialistes estimaient parfaitement farfelues.
Le géant roux se servit une bonne dose de whisky pur malt hors d’âge, de marque Glenlivet, tandis que Lucrèce Nemrod ouvrait grand son calepin à une page neuve.
— A force d’examiner toutes les théories, j’en ai trouvé une qui me séduit beaucoup. C’est la théorie de l’origine aquatique de l’homme.
La journaliste nota : « THÉORIE DE L’ORIGINE AQUATIQUE ».
— Cette théorie prétend que l’homme vient directement de l’eau. Nous serions donc en fait jadis des… sortes de « primates marins » ou si vous préférez des « poissons humanoïdes ».
Satisfait de l’étonnement provoqué par ces deux expressions, il but une rasade de son breuvage et examina le ciel qui s’assombrissait.
— D’ailleurs, le fait que les dauphins soient revenus vivre dans l’eau est un signe. Ils sont en avance. On ne fait que les suivre.
— Les dauphins sont retournés à l’eau ? demanda Lucrèce Nemrod en tournant rapidement la page.
— Quoi ! vous ne le saviez pas ? Il y a 50 millions d’années les dauphins sont montés sur terre et sont devenus des animaux terrestres. Ils devaient ressembler à de grands phoques, ou peut-être même à des sortes de singes à la peau lisse. Et puis, pour des raisons qu’on ne connaît pas, ils ont décidé de retourner dans l’eau.
Isidore Katzenberg hocha la tête pour montrer qu’il connaissait lui aussi cette surprenante information.
— Et pourquoi ces mammifères terrestres auraient-ils choisi de retourner dans l’eau ?
— Peut-être parce que l’eau est un élément où l’on peut se déplacer en hauteur et en largeur alors que sur terre, plaqués par la pesanteur, on ne peut que se déplacer en largeur, suggéra le gros journaliste en buvant son thé, ajoutant ainsi un peu de liquide dans sa masse.
— Exact. Dans l’eau, il n’y a plus de problèmes de météo ou de température. Pas besoin de vêtements, pas besoin d’abris, pas besoin d’armes. L’eau est une dimension formidable. Elle est l’air, l’abri, le vêtement, la pluie, la nourriture, la boisson. Nous avons été des poissons. D’ailleurs, regardez notre aspect physique. Notre peau est lisse et dépourvue d’épaisse fourrure, probablement parce qu’elle était prévue pour glisser dans les flots. Nos oreilles sont sur les côtés au lieu d’être au-dessus du crâne comme les chats. Ce sont probablement les résidus de nos ouïes ancestrales. Nos pieds ont les phalanges reliées aux deux tiers par de la peau, c’est pour avoir une meilleure prise sur l’eau. Ce sont des résidus de nos palmes ancestrales.
Comme James Mac Fiddle voulait être sûr de convaincre son auditoire, il montra des photos de bébés.
— D’ailleurs, si on met un nouveau-né dans l’eau, tout de suite après sa sortie du corps maternel, il peut y rester sans problème. Il sait instinctivement nager.
Isidore Katzenberg signala qu’il suffisait de pendre le nouveau-né par les pieds et de le taper pour le faire tousser pour qu’il passe d’un coup du stade de poisson à celui de mammifère à respiration aérienne.
— Mais, justement, il faut faire un petit quelque chose. Ce n’est pas complètement instinctif. Il faut provoquer le premier pleur en tapant l’enfant. Première violence. On force le poisson à évoluer malgré lui vers le mammifère aérien.
Le ciel s’était encore assombri et le grand Ecossais augmenta la puissance de sa lampe à pétrole. Ils virent derrière lui des objets de plongée sous-marine. Probablement le paléontologue poussait-il sa conviction scientifique jusqu’à profiter des week-ends pour aller plonger sur la côte de Zanzibar.
— Je crois que nous venons de l’eau et je crois que nous allons y revenir, ajouta-t-il. Voyez un détail révélateur : il y a de plus en plus en plus d’hommes chauves. Le nez tend à se raccourcir. Nous devenons plus aérodynamiques. Nous nous préparons progressivement à notre prochaine métamorphose. Le retour à la maison aquatique.
Les deux journalistes firent tourner cette surprenante théorie dans leur esprit.
— Alors l’Eden de la Bible pourrait être l’océan ? demanda Lucrèce Nemrod.
— Le seul problème, c’est qu’il n’y a pas de preuves, pas de fossiles, remarqua Isidore Katzenberg.
— Les fossiles on ne les a pas trouvés parce qu’ils sont probablement au fond des mers. Mais avec les nouveaux bathyscaphes on va résoudre ce problème et je suis sûr qu’un jour on découvrira une sorte de singe avec des nageoires, et ce sera lui notre vrai chaînon manquant. Il ressemblera probablement aux lamantins, ces étranges bestiaux que les navigateurs d’Ulysse prenaient pour des sirènes. D’ailleurs, ce sont peut-être les lamantins nos vrais ancêtres.
Il fouilla dans une caisse et sortit un livre de mythologie.
— Tous les mythes anciens l’ont toujours raconté. Pour les Babyloniens, l’océan est la matrice du monde d’où est sorti le couple divin Apsu, l’eau douce, et Tiamat, l’eau salée, et c’est de leur union que sont nés Lakhmu et Lakhamu, les deux premiers pré-humains. Pour les Assyriens l’homme a surgi de Nammu, la mer infinie. Pour les Indiens, c’est d’un océan de lait que sont nés Ananda le serpent d’éternité et Vishnou la tortue qui porte le monde ; ensemble, ils ont baratté l’océan et cela a produit les hommes. Pour les Japonais, c’est Izanagi et Izanami (les principes masculin et féminin) qui, descendant le long d’un arc-en-ciel, firent un enfant sangsue qu’ils laissèrent dériver sur l’océan.
— C’est peut-être à ça que fait allusion le mythe de l’Atlantide, suggéra Lucrèce.
— En tout cas, c’est probablement à ça que fait allusion le mythe du Déluge. L’homme sauvé de l’eau.
Ce fut à ce moment que, justement, une pluie diluvienne s’abattit d’un coup. Les gouttes fouettaient le toit, l’orage fit résonner le ciel.
— Oh, ce n’est qu’un petit orage tropical comme nous en avons beaucoup dans le coin, ça ne durera pas, fit l’hôte des lieux tandis que le ciel entier semblait craquer et que l’averse redoublait de violence.
Isidore Katzenberg changea de sujet et parla du Pr Adjemian. Il raconta toute leur enquête en essayant de surmonter le vacarme de la pluie et termina par l’histoire du kidnapping de la charcutière Eluant.
Le compte rendu parut passionner James Mac Fiddle. Lui aussi jugeait inimaginable qu’un véritable singe ait pu se livrer à des agissements aussi sophistiqués et estimait fort possible qu’un disciple du Pr Adjemian ait voulu contraindre la jeune femme à constater de visu le bien-fondé des thèses du défunt.
Il chercha une carte géographique sur une étagère et montra à ses visiteurs l’endroit où, pensait-il, le Pr Adjemian avait mené ses dernières recherches, au Nord-Laetoli, dans l’un des méandres des gorges de l’Olduvai.
Dehors ce n’était plus un orage, c’était une tempête d’eau qui se déversait sur le bungalow.
— Ne vous inquiétez pas, la maison est solide, assura le paléontologue au moment même où un craquement sec retentissait sous leurs pieds.
Les pilotis venaient de céder sous les attaques répétées de l’eau et, doucement d’abord, puis avec une stupéfiante rapidité, les murs de l’habitation se mirent à sombrer dans la terre meuble transformée en un torrent de boue qui engloutissait tout sur son passage. Le Pr Mac Fiddle n’eut que le temps de sauver certains objets de valeur et quelques précieux fossiles avant de bondir au-dehors à la suite de ses visiteurs, abandonnant sa maison devenue navire en perdition.
Alentour, réfugiés sous des bâches de plastique, ses étudiants subissaient, stoïques, la colère du ciel.
Isidore Katzenberg gloussa.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ? lui chuchota Lucrèce Nemrod.
Un éclair révéla une physionomie de garçonnet joufflu se réjouissant d’une bonne farce.
— Il n’y a pas que notre singe à faire preuve d’humour. Le hasard aussi. Ou peut-être même Dieu, s’il existe. Vous ne trouvez pas drôle que celui qui assure que le salut vient de l’eau voie sa maison se noyer ? Mieux encore, cette habitation en s’enfonçant dans la boue se retrouvera préservée, tel un fossile, à l’intention des générations futures. N’est-ce pas le comble pour un paléontologue que de devenir lui-même pièce de paléontologie ?
Près de lui, Mac Fiddle observait le haut de sa cheminée disparaissant dans le sol, tel un paquebot sombrant dans un océan de boue.
Isidore Katzenberg lâcha en guise d’épitaphe :
— Dans quelques dizaines de siècles peut-être, nos multiples arrière-petits-enfants mettront au jour cette demeure avec ses meubles et ses ustensiles, vestiges typiques de la civilisation humaine du deuxième millénaire. Et ils se demanderont : « A quoi tout cela pouvait-il bien servir ? »